Archive for the ‘Chroniques albums’ Category

Takehisa Kosugi – Catch-Wave (CBS, 1974 / Iskra, 2010 )

20 avril 2012

Je ne me rappelle plus très bien quand j’ai acheté cet album. Comme cela m’arrive de temps en temps je l’ai acquis sur un coup de tête, dans la précipitation, avant qu’il ne soit épuisé – ah, les éditions limitées…. Depuis, il dormait sagement rangé dans mes étagères : troisième ligne, deuxième colonne, catégorie drone-ambient. Je l’ai exhumé depuis peu, grand bien m’en a pris.

Si lors de l’acquisition de la réédition de Catch-Wave, album initialement sorti en 1974, les premières écoutes ne m’avaient pas plus convaincu que cela, en revanche aujourd’hui je dois avouer que je suis subjugué. Peut être que le fait d’avoir entre temps écouté de nombreuses fois le Live In Stockholm 1971 des Taj Mahal Travelers m’a aidé à apprécier plus facilement Catch-Wave. Les deux musiques sont assez voisines, sans surprise me direz-vous, car Takehisa Kosugi est membre des Taj Mahal Travelers.

Cependant il est également possible, que cette soudaine empathie pour le disque ne soit pas uniquement due à sa filiation musicale avec les Taj Mahal Travelers. A vrai dire cette musique me parle davantage depuis que j’ai découvert les photographies de Takuma Nakahira en Décembre dernier. Quand je suis tombé nez à nez avec l’œuvre de ce photographe, comme dans un flash, je me suis souvenu de Catch-Wave, alors que je n’avais écouté l’album que très peu de fois et qu’il croupissait dans une pile de vinyles. Etrange chose que la mémoire. Depuis, je parcours Magazine Work en écoutant Catch-Wave et c’est le pied.

On ne soulignera jamais assez comment des œuvres peuvent dialoguer entre elles, modifier les grilles de lecture ou la compréhension que chacun peu en avoir, alors même qu’a priori elles n’ont pas grand-chose en commun. Vous me direz qu’ici ce n’est pas totalement vrai car la musique de Kosugi et les photographies de Nakahira sont toutes deux les fruits du japon des années 7O, gros point commun je le concède. Disons donc qu’il ne faut pas sous estimer l’importance d’un dialogue entre des œuvres n’appartenant pas à la même discipline artistique. Il est donc très important de laisser divaguer son esprit et de développer son imagination pour que ces rencontres aient lieu. Quand un rapprochement s’opère, il en générale d’autant plus frappant, qu’il vous prend par surprise.

En ce qui me concerne, ces deux œuvres se répondent de manière saisissante. La lourde menace qu’elles véhiculent, évoque un univers toxique dans lequel l’Homme est au mieux perdu, au pire rayé de la carte. Les photographies de Nakahira sont la seconde avant l’apocalypse, la musique de Kosugi est le siècle qui suit.

La musique de Takehisa Kosugi coule comme une eau noire, un fleuve lourd qui traverse des territoires dévastés, des restes de terres brûlées, un monde d’après l’Histoire. Lors de l’écoute, difficile de ne pas avoir en tête les images d’ Hiroshima ou de Fukushima. D’une certaine manière cette musique évoque tellement un monde après un cataclysme nucléaire qu’elle ne pouvait venir que du Japon.

Les deux compositions, qui occupent chacune une face, pourraient s’étendre à l’infini. L’oscillation électrique qui les compose leur donne des allures de ragas cosmiques. Des ragas vertigineux qui se perdent aux confins de l’espace et du temps, dimensions que l’on parcourt à l’aveugle en remontant un long fil d’Ariane de solitude, dont on ne sait pas très bien vers quoi il va nous mener.

Catch-Wave, c’est l’après apocalypse sous LSD : fascinant et terrifiant. A quoi pouvaient-elles bien  ressembler ces étendues dévastées qui nous entourent à présent ? D’un noir absolu et uniforme, elles brouillent toute perception visuelle, plus d’horizon, plus de haut, ni de bas, plus d’espace. Le voyage est sans fin, le temps semble bien avoir disparu lui aussi – un autre vestige. Nous voyageons dans un pur fantasme onirique, la terreur au ventre. Celle-ci est d’autant plus forte quand nous rencontrons des souvenirs de notre civilisation – vestiges à peine humains – sous la forme d’une voix gémissante ou du spectre d’une mélodie folklorique jouée au violon

On aurait pu en rester là. Cela aurait donné un disque sans grâce, ni mystère, trop démonstratif, trop unilatéral. Ce qui fait pleinement la force de Catch-Wave, ce qui l’empêche de tomber dans les travers d’une musique platement glauque et morbide c’est que de cette détresse, de ce vide glacé, se dessine au final une forme d’extase. On croit y distinguer comme lueur interne en apesanteur. Elle se diffuse lentement et petit à petit elle insuffle un élan à la musique. La vie semble à nouveau possible comme dans un éternel recommencement.

Un extrait en écoute ici.

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Artistes Divers – Life is a problem… but where there is life there is hope (Mississippi Records, 2007)

11 décembre 2011

Déjà il y a le titre, magnifique. Il résume à lui seul la dualité de la musique blues et gospel, douleur/espoir, sentiments aussi intrinsèquement liés, qu’opposés. Sur Life is a problem… But where there is life there is hope l’espoir triomphe et emporte tout sur son passage.

Cette compilation est en fait le premier volet d’une série en cours dont Oh graveyard, you can’t hold me always est le second volume. Un troisième vient de sortir. Si Oh graveyard, you can’t hold me était plutôt orienté soul, Life is a problem… est résolument blues. La guitare est à l’honneur, et attention aux tympans, ici on joue fort, très fort. Ceci paraît incroyable et pourtant, bons nombres de titres présents sur la compilation sont joués par des hommes d’église. L’album s’ouvre avec Take a trip du Révérant Utah Smith – un autre de ses titres, I’m Free, est présent sur la face B. Le premier a été enregistré en 1953, le second en 1947. Chacun des deux a de quoi faire crever d’envie 99% des soi-disant rockers qui ont officié ses 60 dernières années. Si on m’avait dit que Take a trip était un morceau de Chuck Berry, je l’aurais cru sur parole. En plus d’avoir été un as de la 6 cordes, le révérant fut également un showman extravagant et fantasque. Car non content de courir de long en large dans l’église en hurlant ses sermons et on jouant de la guitare à vous en faire saigner les tympans, il s’était confectionner des ailes qu’il s’accrochait dans le dos, ceci en référence à une autre de ses chansons, Two wings. On raconte même l’avoir vu voler, accroché à un système de cordes et de poulies. Il faut croire que la bible aussi a ses guitar-heroes.

Cela se confirme par ailleurs avec le second morceau étrangement intitulé A night in the house of prayer, alors qu’il s’agit de toute évidence d’une reprise de When the saints are marching in. Cette fois-ci, c’est le révérant Lonnie Farris qui tient la guitare. Là aussi c’est difficile d’imaginer un homme d’église jouant cette musique pour ses ouailles. En effet, on l’imaginerait mieux à Monterey, habillé d’un costume flamboyant,  jouer de la guitare avec les dents avant d’y mettre le feu.

Avec Life is a problem… on apprend donc qu’a priori Dieu rien contre les guitares sauvages et c’est tant mieux. Il n’y a donc aucun problème à se repasser en boucle Lord will make a way du révérant Anderson Johnson, ou I found a solid rock de Bishop Perry Tills, morceaux noyés sous les distorsions cradingues qui feraient passer l’album A ass pocket of wiskey de R.L. Burnside pour un disque des petits chanteur à la croix de bois. On en vient au final à se demander si le blues-punk n’est pas né 30 ans avant le punk. J’ai comme une envie subite de réécrire l’Histoire.

Encore une fois je ne tarirais jamais assez d’éloges sur les talents de compilateurs des gars de chez Mississippi Records. J’avais dit de Oh graveyard, you can’t hold me que c’était une compilation parfaite. Je vais devoir me répéter. Si les guitares endiablées dominent l’ensemble de la compilation (surtout la face A en fait), d’autres titres plus «apaisés » apportent une diversité bienvenue. A commencer par le morceau qui a donné son nom à l’album, Life is a problem de Sister Ola Mae Terrel, sur lequel la guitare, aussi saturée soit elle, se fait plus hypnotique que rageuse. Seat in the kingdom, des Crumb Brothers, lorgne lui du côté de la soul et en 2min 31sec fait plus de bien qu’une cure d’antidépresseurs de 6 mois (ceci est une image, je tiens à rassurer les lecteurs de cette chronique, je vais bien). Pray On est au moins aussi fabuleux, et est chanté avec une telle conviction et une telle foi douce et quasi maternelle qu’on se sent comme bercé et protégé. Standing in the safety zone fait penser à une chanson enfantine avec son rythme enjoué et entraînant. Lil school song aussi, mais en version nounours se prend pour un barde loner folk.

Je pourrais difficilement être plus enthousiaste concernant cet album, qui est à coup sûr mon coup de cœur de l’année.

PS : vous comprendrez donc maintenant pourquoi je ne ferai jamais de top de fin d’année sur ce blog : il ne comprendrait quasiment que des albums sortis depuis belle lurette.

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The Dove Azima, The Dove Azima (Oakhill Records, 2011)

7 décembre 2011

The Dove Azima est le second album de Zachary Hay, guitariste vivant à Cleveland et auteur de Bronze Horse, dont j’avais déjà parlé ici. Comme j’avais beaucoup aimé l’album précédent, j’ai acheté celui-ci les yeux fermés. J’ai dans un premier temps cru que j’aurais dû m’abstenir.

L’ouverture peut surprendre, voire agacer. Des notes de piano approximatives et esseulées résonnent dans le vide comme en proie à une grande souffrance. Cela peut paraître maniéré, et même un peu cliché. Je suis parti sur de mauvaises bases à la première écoute du disque. Il me semblait vouloir jeter à la face de l’auditeur, du pathos de manière trop ostentatoire pour être honnête. Quelques mois plus tard, j’ai changé d’avis. Au fil des écoutes, l’impression de maniérisme se dissipe et je commence à se laisser prendre par la nature expressionniste et naïve du jeu de Zachary Hay. Ce que j’avais pris pour une posture vaine, se trouve en réalité être d’une réelle sincérité.

Zachary Hay n’a pas peur des fausses notes et des passages atonaux. Il n’a pas peur de sonner trop simple et rudimentaire. Il n’a pas peur non plus, de ne plus être guitariste du tout et il troque parfois sa guitare contre d’autres instruments, piano, gong… Il habille même certaines compositions de field recordings qu’il a réalisé auparavant et qu’il a décidé d’exhumer pour l’occasion. Il voulait donner à entendre ces sons oubliés sur des bandes magnétiques, bruit de pas dans la neige, grincement d’une porte, celui d’une route lointaine… Ces ajouts contribuent grandement à donner une atmosphère nocturne et énigmatique au disque.

Wisconsin Death Trip, Michael Lesy (Pantheon, 1973)

Quand il manie la guitare le jeu de Zachary Hay est sec et vrillé. Les notes claquent et résonnent dans le silence et le vide. Un peu à la manière d’une photographie au grain affirmé et au contraste violemment cramé qui transforme un élément qui aurait du être anodin en une menace potentielle, une hallucination tangible, certaines notes sont pesantes et lourdes de sous entendus. A l’inverse, dans quelques recoins de ce labyrinthe que tisse Zachary Hay, des accords esquissent en contrepoint une valse saoule et titubante, avant que, sans crier gare, quelques mélodies illuminent l’ensemble et irradient une chaleur douce et rassurante. Avant d’en arriver là, avant de se sentir envahit par cette douceur teintée d’espérance, il faudra traverser un désert froid et inquiétant. Il faudra se sentir seul, perdu dans la nuit.

Sur ce point, The Dove Azima m’évoque une nuit d’insomnie, quand en proie à une grande fatigue, le monde nous accable et se pare d’un voile onirique, d’une blancheur spectrale, qui plonge ce qui nous entoure dans une brume d’irréalité où le plus insignifiant élément se trouve pourvu d’une force démesurée, capable de faire vaciller la réalité. Le plus petit détail devient un monde en soi, dont on pense ne jamais pouvoir faire le tour. Les choses se bousculent et on se sent sombrer, submergé par un trop plein de sensations. Au même instant dans une autre partie de notre cerveau confus, le silence règne et un calme sournois semble recouvrir toutes choses – on glisse dans la contemplation. Comme l’aube met fin à l’insomnie et dissipe les angoisses en redonnant un visage rassurant à ce qui nous entoure, la fin du disque voit surgir des mélodies boisées et pastorales.

Pas facile dans un premier temps de trouver ses repères dans ce disque très fragmenté qui semble se disloquer au fur à mesure de l’écoute. Les moments se succèdent et on a bien du mal à rassembler les pièces du puzzle.  Elle évoque un squelette disloqué et éparpillé, gisant dans la poussière. Les ossements dispersés donnent une allure étrange au défunt qui garde une grâce incongrue, irréelle sous la lune. Il semble sourire.

Poussières et revenants peuplent ce disque aux parfums gothiques. Aussi surréaliste que funèbre, il évoque un road movie métaphysique, une virée en noir et blanc dans le désert américain, ou alors La nuit du chasseur et Répulsion projetés simultanément sur l’écran d’un drive-in dans la ville imaginaire de AMOKAT.

Ce deuxième album de Zachary Hay est encore plus hanté et fantomatique que le précédant. C’est une invitation à une dérive nocturne et solitaire sur les traces des spectres des musiciens de blues et de folk des  siècles passés. On aura du mal a trouver un album plus mystérieux cette année.

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Artistes divers – Oh Graveyard, You Can’t Hold Me Always (Mississippi Records, 2008)

10 novembre 2011

Cela fait plusieurs mois que je n’écoute quasiment plus que du blues et du gospel. Je me replonge dans de vieilles acquisitions – le très consistant coffret Les triomphes du blues – mais surtout des découvertes plus récentes comme notamment Oh graveyard, you can’t hold me always, fantastique compilation sortie en 2008 par le non moins fantastique label Mississippi Records (oui encore lui). Du gospel je ne connaissais pas grand chose hormis quelques clichés, qui ne m’avaient pas vraiment donné envie de fouiner du côté de cette musique. Gigantesque coup de pied au cul, Oh graveyard, you can’t hold me always est venu bouleverser toutes mes idées reçues et m’a ouvert les yeux au point de me donner envie de n’écouter plus que cela pour le moment. Exit les versions sucrées et lisses de Oh Happy Days, et bienvenue aux gospels bruts et lumineux qui « craquent et fouettent comme un vent d’effroi de l’Ancien Testament« .

Déjà il y a la pochette très belle, en carton épais, et puis l’aura de mystère, l’impression d’une plongée dans le temps en terre inconnue. Il n’y a pas d’autres informations sur les morceaux que leurs titres et leurs interprètes. Impossible d’en trouver d’autres. J’ai pourtant fouillé sur Internet mais j’ai fait chou blanc. J’ai bien trouvé d’autres compilations ayant des titres en commun avec Oh graveyard, you can’t hold me always, voire même d’autres morceaux (trois ou quatre pas plus) d’artistes présent ici mais rien qui ne m’en apprenne d’avantage.

Tous les musiciens qui se trouvent sur cette compilation semblent être de parfaits inconnus. Certains étaient peut être des gloires locales, des célébrités dans leur communauté ou leur quartier, d’autres, Monsieur et Madame Tout-le-monde ayant enregistré un seul et unique morceau ; qui sait… Encore une fois je ne peux m’empêcher de mettre en perspective cette musique enregistrée par des inconnus avec la starification outrancière de la sphère musicale qu’elle soit mainstream (popstars), indé (hype) ou underground (culte). Quand j’écoute Oh graveyard, you can’t hold me always je pense à des field recordings, à ces musiques jouées par des amateurs, des personnes dont le principal statut n’est pas d’être artiste, chanteur ou musicien. Ces musiques ne sont pas faites pour être vendues, ni pour divertir. Elles ne sont pas de l’art pour l’art, ni ne sont des musiques savantes. Elles sont faites pour être partagées avec des proches – famille, amis, église peu importe. Quelque chose de profondément sincère en émane : pas d’arrières pensées, pas de d’autosatisfaction, pas d’artifices – il y a quelque chose de désintéressé ici, l’individu disparaît derrière la musique. Cette spontanéité et cette simplicité sont désarmantes et je reste souvent les bras ballants et le ventre serré à me demander comment tout cela est-il possible, comment des musiques si puissantes peuvent sortir de nulle part, a fortiori jouées par des personnes lambda. C’est un peu comme plonger dans un univers parallèle, une autre façon de vivre la musique. Cela fait rêver, encore faut-il être au bon endroit, au bon moment, là où ce quelque chose de spécial se passe car bien évidemment, le monde fourmille d’amateurs jouant de la musique pour leur voisinage ou leur famille, mais tous sont loin d’arriver à soulever des montagnes comme le font les musiciens présents sur Oh graveyard, you can’t hold me always. C’est la limite de ce système.

Oh graveyard, you can’t hold me always une compilation parfaite qui fait se télescoper les styles. On ne s’ennuie pas une seule seconde et l’album peut s’écouter en boucle jusqu’à plus soif. La sélection est éclectique, tous les titres sont formidables et se complètent magnifiquement. La soul domine cependant l’ensemble et colore la majorité des titres à commencer par le morceau d’ouverture, le stupéfiant Eternal Life dont il se dégage une ferveur incandescente et communicative. Il n’est pas difficile d’imaginer que ce titre aurait pu devenir un tube s’il avait bénéficié d’une meilleure production. La soul se fait ensuite plus sensuelle avec Walk Around, étincellante et classieuse sur You don’t know, bluesy et nonchalante sur In your kingdom et se pare de chœurs puissants sur Sinners Crossroad.

Le blues n’est bien sûr pas en reste comme en attestent Going over the hill, Looking for a Better Place to live et Jesus help me, envoyé pied au plancher, toutes guitares dehors et boom-tac tonitruant qui claque à en faire pâlir les gars de chez Fat Possum.

Beaucoup de titres se développent autours de rythmes lancinants et indolents, comme par exemple Come on, au cours duquel un enchaînement d’accords sera inlassablement répété, mais à ce petit jeu là, la palme revient à Grumblers, qui magie des transitions se transforme en un March Theme tellement hypnotique et obsédant qu’on voudrait qu’il dure toute la nuit.

Soul, Blues, Soul bluesy, Blues soulful, au delà des étiquettes il y a aussi les inclassables comme l’émouvant That’s alright interprété a capella par Laura Rivers qui de sa voix feutrée, nue et dépouillée, peut émouvoir jusqu’aux larmes et transporter l’âme vers des hauteurs insoupçonnées.

Ce qui frappe à l’écoute de toutes ces musiques aussi variées soient-elles, ce qui prend à la gorge c’est la joie et l’énergie qui s’en dégage. L’espoir aussi, surtout l’espoir en fait. Un bel espoir lumineux et sincère qui réchauffe l’âme et le cœur. Car depuis près de deux semaines maintenant ces chants d’amour à la vie, aussi dure, aussi chienne soit elle, résonnent de manière toute particulière pour moi. Ces chroniques non jamais eu pour but d’étaler ma vie privée, mais je ne peux imaginer écrire sur la musique autrement que de manière personnelle, avec le ressenti du moment. Si ces chansons me touchent tout particulièrement depuis quelques jours c’est parce que je viens d’apprendre que ma fille est attente de la mucoviscidose. C’est difficile à accepter, difficile à réaliser alors qu’elle vient tout juste de naître. Après une telle nouvelle on voit les choses différemment. D’une certaine manière, la vie semble paradoxalement plus précieuse et cela peu paraître bien dérisoire voire futile, mais elle semble également bien plus belle et supportable en musique. Le blues et le gospel sont les musiques de l’espoir et j’en ai bien besoin en ce moment. C’est donc avec une émotion toute particulière que j’écoute à chaque fois le dernier morceau de l’album. Une version déglinguée de We Shall Overcome chantée par un enfant à la voix étrange. Ce chant contestataire résonne maintenant de manière très spéciale. We Shall Overcome : Nous vaincrons.

Oh Graveyard, You Can’t Hold Me Always est en écoute intégrale ici

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Artistes divers – Field Recordings From Alan Lomax’s Southern Journey, 1959-1960 (Mississippi Records, 2010)

6 août 2011

Je n’ai découvert le label Mississippi Records que récemment, un peu plus d’un an je crois, mais il est en passe de devenir une véritable obsession. Cette réédition de 5 vinyles regroupant des enregistrements  réalisés par Alan Lomax dans le Sud des Etats Unis entre 1959 et 1960, ne va rien faire pour arranger les choses. Durant 2 ans Alan Lomax a parcouru les états de Virginie, Kentucky, Tennessee, Alabama, Mississippi, Arkansas, Georgie, Caroline du Nord et a collecté plus de 70 heures de musique.  Il en résultera une série de 7 vinyles  publiée par Atlantic sous le nom de Southern Folk Heritage Series, et une autre de 12 vinyles publiée par Prestige sous le nom de Southern Journey. Les compilations de Mississippi Records puisent dans les 2 séries et proposent également des morceaux inédits.

J’avais entendu parlé des ces enregistrements il y a quelques années de cela en parcourant les notes de pochette d’une des rééditions que Bo’ Weavil avait consacrées à Shirley Collins. La chanteuse avait en effet accompagné Alan Lomax dans son périple. Depuis ce jour, je brûlais d’envie d’entendre le fruit de leur travail. Le temps a passé et quelle ne fut pas ma surprise quand à la fin de l’année 2010, j’ai vu débarqués ces 5 vinyles sur la newsletter d’un des sites de vente en ligne que j’affectionne le plus. Après une attente interminable (un mois et demi, pour cause de problème d’approvisionnement) ils débarquent enfin chez moi à la fin du moi de Décembre.

Que dire sinon que la musique contenue sur ces 5 disques est d’une beauté stupéfiante…  Toutefois, il est vrai que dans un autre contexte, certains morceaux ne m’auraient pas touché plus que cela. Beaucoup de styles se côtoient et certains n’avaient a priori rien pour me séduire. Seulement voilà, ils acquièrent ici un sens bien différent que pris de manière isolée. C’est ce qui fait la force de ces disques. Les différents styles s’enrichissent mutuellement, et modifient la perception qu’on peut avoir de chacun d’entre eux. L’ensemble devient  bien plus que la somme des parties. Plus qu’une juxtaposition de morceaux indépendants, ces compilations deviennent un véritable panorama de la musique du Sud des Etats-Unis. Elles encapsulent un lieu et une époque. Elles sont également pour moi la bande son d’un voyage par procuration à travers ces terres mille fois fantasmées. Mon imagination s’enflamme, hantée par toutes ces images semées depuis des années par tous les films, reportages ou photos que j’ai pu voir.

Jamais encore, à part peut être certains morceaux de folk anglais (merci Shirley Collins, merci Anne Briggs), une musique m’avait autant submergé par ce sentiment d’être confronté à l’histoire d’une vie d’Homme. Une vie à la portée universelle,  symbole de l’histoire de l’humanité toute entière. Le sous titre de cette série de compilations aurait pu être La Condition Humaine.  J’espère qu’André Malraux et Terrence Malick approuveront.

Ces musiques mettent également à mal certaines idées reçues à propos des artistes et des musiciens. La première d’entre elles, très romantique et souvent véhiculée par les journalistes Rock, friands de destins tragiques et de looser magnifiques, est celle de l’artiste épris de son art avant toute chose, tourmenté et en proie à ses passions et ses démons intérieurs. L’autre est celle de l’artiste professionnel et rémunéré, « divertisseur » des masses, et éminent  membre de la Société du Spectacle. Les musiciens et chanteurs enregistrés par Alan Lomax, sont des gens ordinaires et leur musique est leur quotidien. Gospel, berceuse, work songs, blues prennent leur sens dans la vie de tous les jours. Certains d’entre eux n’avaient plus joué ou chanté depuis des années, pour cause de maladie ou tout simplement parce qu’ils n’avaient plus le temps. Ils avaient des enfants à élever, une famille à nourrir. Les musiques présentées ici sont belles et âpres et c’est ce qui fait toute leur force. Elles sont captées au plus près du quotidien des leurs interprètes, chez eux, dans leurs églises, sous leurs porches, dans leurs prisons…  Plutôt que de paraphraser Alan Lomax je le cite directement, car j’approuve à 100% sa vision des choses : « Extraites de leur contexte stylistique, et chantées « bien », elles sont au mieux changées. Ce seraient une forme de snobisme que de dire, comme le font certaines personnes, qu’elles ont été « améliorées ». De mon point de vue, elles ont perdu quelque chose, et ce quelque chose est important. »

Dans un premier temps j’avais voulu entrer plus dans le détail et parler des morceaux de manière individuelle. J’y ai renoncé. Tout ce qu’il y a à savoir c’est qu’il n’y a pas un seul mauvais morceau sur l’ensemble des 5 disques. Certains sont juste très beaux, d’autres sont bouleversants. Une chose est sûre, la musique contenue ici a le pouvoir de changer la façon dont on écoute la musique de manière générale, et cela est à mon avis le plus grand compliment qu’on puisse faire à un disque. Difficile de préférer une des compilations aux autres. Soyez juste sûr d’un écouter au moins une. Cependant, si j’osais, je vous dirais d’écouter en priorité Wave the Ocean, Wave the Sea car elle contient Sherburne (186) (morceau en écoute en haut à droite de la page), l’un des morceaux les plus extraordinaires entendus récemment. Le genre de morceau qui prend aux tripes à chaque écoute. C’est également le genre de morceau qui fait voler en éclats certitudes et préjugés, car oui, Sherburne (186) est une chorale de Noël.

Les 5 compilations publiées par Mississippi records sont :

MR-057, Wave the Ocean, Wave the Sea

MR-058, Worried Now, Won’t Be Worried Long

MR-059, I’ll Meet You On That Other Shore

MR-060, I’ll Be Glad When The Sun Goes Down

MR-065, I’m Gonna Live Anyhow Until I Die

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Ducktails – Ducktails III : Arcade Dynamics (Woodsist, 2011)

10 juin 2011

Autant j’avais adoré les deux “premiers” albums de Ducktails sortis chez Not Not Fun et Olde English Spelling Bee, autant je m’étais fait un peu peur avec les 45T qui avaient suivi. Avec un peu de recul, il n’y avait pourtant pas grand-chose à leur reprocher, mais en ce qui me concerne la musique de Ducktails a vraiment un goût de trop peu en format 45T. Il lui faut la durée d’un album pour s’installer plus à son aise. Il faut surtout que les chansons succèdent aux chansons. Chaque morceau seul semble un peu trop fragile, trop chancelant. Il a besoin de ses compagnons pour le soutenir. L’union fait la force. Seul, il est comme une vignette perdue entre deux silences, prêt à s’écrouler. Difficile de savoir quoi en faire, difficile de lui donner un sens. Mises bout à bout ces vignettes commencent à raconter une histoire et ce qui pouvait passer pour de la maladresse ou de l’amateurisme revêt soudain une autre dimension. Le parti pris esthétique s’avère cohérent. Au fil des morceaux se dessinent une vraie personnalité, un vrai savoir faire. Les chansons se nourrissent les unes les autres, laissant entrevoir des nuances et des possibilités.

Le format album, et peut être tout particulièrement ici avec Ducktails III : Arcade Dynamics, permet d’extraire la musique de Ducktails de la masse toujours croissante des musiciens lo-fi. Car s’il est un genre dans lequel il est facile de couvrir un manque d’idée par une réverbération excessive et une saturation outrancière, c’est bien celui-là. Du coup un morceau seul peut être plaisant à l’oreille mais laisser l’auditeur sur sa faim à se demander s’il vient d’écouter un énième bon morceau qui risque d’être bien vite oublié ou s’il vient de découvrir quelque chose qui va grandir et se développer avec le temps. Ecouter Arcade Dynamics, c’est se rendre compte que Matthew Mondanile n’a pas écrit une bonne chanson, mais DES bonnes chansons et qu’il a plus d’un tour dans son sac. Les ritournelles entêtantes de Hamilton Road et Art Vandelay, respectivement faces A et B du single sorti sur Olde English Spelling Bee, ne sont donc pas le fruit du hasard. On se rend également compte au fil des écoutes que l’album, loin d’être une simple collection de morceaux, est également pensé et construit comme un tout cohérent. Les moments forts et les transitions s’alternent. Des relations se tisent entre les titres. Arcade Dynamics s’écoute comme un tout. Il est, plus encore peut être que les autres disques de Ducktails, un Album avec un A majuscule.

Si j’avais beaucoup aimé les disques précédents de Ducktails, c’est parce que j’y voyais une évolution étrange, une mutation inattendue d’éléments de la culture de masse, qui dans leur forme originelle me rebutaient et me rebutent encore. J’étais à la fois séduit et révulsé, pris d’un doute qui ne semblait pas pouvoir être résolu. En pervertissant les codes de la musique populaire des décennies précédentes, Matthew Mondanile leur conférait une aura étrange. Il nous faisait entendre le banal d’une manière nouvelle et perturbante. Alors quand j’ai écouté le 45 T Hamilton Road, titre ouvertement pop pour la première fois je me suis dit que Ducktails régressait, qu’au lieu d’affiner sa vision, d’aller encore plus loin dans cette direction, il se dirigeait vers les sentiers battus de la pop guitare/basse/batterie, qu’il avait perdu son originalité. En bref, ce n’était pas ce que j’attendais de lui. J’avais oublié que :

1 – Le progrès n’est pas linéaire.

2 – Il ne faut pas enfermer un musicien dans un style. Attendre de lui quelque chose de trop précis, c’est forcément être déçu par la suite.

Bien heureusement Ducktails continue son petit bonhomme de chemin sans trop se soucier de ce que je pense. Plus vraiment hypnagogique donc, mais plus proche du format pop, Matthew Mondanile compose maintenant de « vraies » chansons avec couplets, refrains et jolies mélodies. Il se rapproche également d’une certaine forme de musique plus rock, les guitares deviennent prépondérantes au détriment des synthés et le chant est plus présent que sur les albums précédents (du coup je me dis qu’il faut vraiment que je jette une oreille plus attentive à son groupe : Real Estate).. Il garde tout de même un pied sur la plage, car le soleil est toujours présent ici, un autre au centre commercial dont les effluves artificielles parfument encore certaines pistes de l’album mais surtout consolide l’appui du troisième (le plus gros) dans le garage familial. La musique sonne en effet ici comme celle d’un groupe adolescent, un rien branleur mais enthousiaste, porté par l’insouciance de la jeunesse, qui aurait investi l’endroit pour y répéter.

3 pieds, oui parce que la pop de Ducktails est mutante. Elle est riche de ses contradictions. Entre deux chansons qui sonnent comme les démos de singles pop quasi parfaits (Hamilton Road, Sprinter, Don’t Make Plans, Art Vandeley, Killing The Vibe), les interludes (The razor’s edge, Arcade Shift) nous rappellent sur quel terreau étrange a poussé la musique de Ducktails. L’esprit lo-fi est quant à lui toujours aussi présent malgré le songwriting plus précis. La batterie continue de sonner comme une boite en carton et la voix est toujours noyée sous une montagne de réverbération. Les chansons de Ducktails sonnent toutes un peu pareil, elles ont un air de famille. En les égrainant au fil de l’album, Matthew Mondanile construit ainsi une sorte de torpeur continue, un alanguissement confortable soutenu par l’air de déjà vu. De cette façon il assoit l’ambiance léthargique amorcée par les mélodies gorgées de soleil. Tout ici baigne dans une ambiance d’adolescence éternelle, de mélancolie douce et de confort presque familial.

Avec ce troisième album Matthew Mondanile passe un cap et frappe un grand coup. Il nous montre l’étendu de son talent de compositeur et ouvre également de nouvelles perspectives. Car outre la nouveauté de l’efficacité des morceaux pop, à l’écoute du sautillant Little Window, mais surtout de Porch projector, lente dérive de 10 minutes à l’ambiance quasi nocturne que n’aurait pas renier Christina Carter, on se demande, les yeux pétillants et pleins d’espoir, ce qu’il nous réserve pour la prochaine fois.

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Josephine Foster – Hazel Eyes I Will Lead You (Locust, 2005)

27 Mai 2011

En 2006, après avoir découvert Josephine Foster, je ne sais plus très bien comment, je m’étais juré que la première fois que j’écouterai Hazel Eyes I Will Lead You, son premier album sorti chez Locust, ce serait en vinyle. Il y a des albums que l’on n’a pas envie de découvrir en mp3. Alors j’ai attendu 5 ans. 5 années de batailles sur ebay à espérer être le denier enchérisseur. Les lois du marché sont ce qu’elles sont et depuis quelques mois les prix ont ENFIN été divisés par 2 voire 3. A titre d’information j’ai eu ma copie pour 25€ et il y a quelques temps j’en avais vues certaines partir à plus de 70€… Même les vendeurs sur Discogs (autre haut lieu de spéculation) sont devenus raisonnables. Ah, les vertus de la patience… Enfin je n’ai surtout pas été assez rapide au départ quand je remettais à plus tard l’achat de l’album quand il n’était pas encore épuisé.

Ca n’a pas toujours été facile de ne pas craquer et d’aller faire un tour sur Soulseek pour télécharger l’album. C’est un peu comme l’abstinence avant le mariage, il faut de la conviction et de la volonté (enfin, j’imagine). Cette lubie n’est peut être pas totalement vaine car elle a valeur de symbole et a au moins le mérite de replacer la quête et la durée au cœur de la construction d’une culture musicale ; alors qu’aujourd’hui tout est accessible tout de suite (ce qui est une bonne chose tout de même, entendons-nous bien). Oui mais sinon, au final cela a-t-il apporté quelque chose de plus de poser pour la première fois les oreilles sur l’album en vinyle ? Cela a-t-il rendu la musique meilleure ? Peut être pas, mais au moins ça m’a fait une intro (tout ça pour ça…).

Peut être pas, mais peut que si, car du coup Hazel Eyes I Will Lead You a à mes yeux l’aura de ces albums rares et obscures que l’on chéri comme des trésors, des pépites connues de peu et pour lesquelles on est partagé entre l’envie de les garder pour soi et la volonté de les faire découvrir à la terre entière. J’ai visiblement tranché.

Sorti en 2005 en pleine vague « freak-folk », Hazel Eyes I Will Lead You est le produit de son temps, mais comme tous les grands disques, il est bien plus encore. Je ne lui connais pas d’équivalent, juste quelques liens de parentés. En tout cas, en ce qui me concerne il peut se tenir fier et droit aux côtés de ses illustres aînés, ces albums d’acid folk magiques et obscurs des années 6O et 70, dont, je le sais, il me reste encore tant à découvrir.

Josephine Foster chante et s’accompagne seule, entre autre, à la guitare, au ukulélé, à la harpe, au tambura et au kazoo. L’instrumentation est plus étoffée que sur ces précédents CDr autoproduits. La production y est également plus léchée, bien que le son garde un côté « lo-fi », légèrement saturé – fait à la maison – qui sied parfaitement à la musique.

La grande force de Hazel Eyes I Will Lead You réside dans la voix si particulière de Josephine Foster. Elle ne plaira pas à tout le monde mais c’est très bien comme ça. Son chant haut perché se situe quelque part entre la comptine folk et le lied. Il est théâtral et rayonne sur chacun des 14 titres qui composent l’album. La belle fait des manières mais c’est là que résident tout son charme et sa singularité. Les extravagances vocales lui vont bien.

Le premier titre, The siren’s admonition, annonce cette primauté de la voie. Sans elle la mélodie frustre de la guitare et la tambura qui grince auraient pu être un peu sèches. Elles l’auraient en tout cas sûrement été dans des mains moins habiles mais Jospehine Foster sait rendre la rudesse délicate et attachante.  Sur Hazel eyes I will lead you, le deuxième morceau, la harpe fait son apparition et le résultat est splendide. On pense volontiers à Joanna Newsom en plus brut et les orchestrations ciselées en moins.

Tout au long de l’album Josephine Foster nous montre qu’elle n’a pas son pareil pour transformer une chanson élaborée à l’aide de deux accords branlants en complainte bouleversante, Stones throw from heaven en est un parfait exemple.

L’album est cependant loin de jouer sur le seul registre de l’émotion. Au fil des chansons Josephine Foster trimbale également son grain de folie et sa joie exubérante qui font de Good News ou Celebrant’s Song des petits moments de bonheur acidulé. Parfois cette joie se teinte d’une fantaisie toute enfantine et on a l’impression d’être face à une comptine dégantée issue d’une 78T poussiéreux comme sur Hominy Grits, ou Crackerjack fool.

Josephine Foster sait également se faire grave et The pruner’s pair tranche par son ambiance sombre et lugubre. Peut être pas aussi noir, The way is sweetly mown baigne quant à lui dans une atmosphère trouble et nocturne pas très éloignée de l’univers de Lau Nau.

Si tout les titres de l’album sont splendides,  les deux joyaux restent tout de même, le sublime Trees lay by mais surtout There are eyes above. Sa mélodie rêche mais gracile, emprunte de mélancolie est un parfait écrin pour la voix de Josephine Foster qui aura rarement été aussi fragile et délicate – sur le fil. Et quant elle s’envole, difficile de ne pas frémir devant tant de grâce.

J’espère qu’un jour on parlera de Hazel Eyes I Will Lead You comme on parle aujourd’hui de Another Diamond Day ou It’s So Hard To Tell Who’s Going To Love You Best. Il le mérite vraiment.

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Eleh – Radiant Intervals (Important Records, 2010)

24 Mai 2011

Plus j’écoute la musique d’Eleh et plus je suis acquis à sa cause. Je reviens pourtant de loin car il est vrai qu’au premier abord, elle peut paraître vide et terne. Il faut être patient, sa richesse ne se révèle qu’au fil des écoutes.

L’écoute prolongée de Radiant Intervals m’a fait prendre conscience que l’une des composantes essentielles de la musique d’Eleh est l’espace. Elle tend en effet à se diffuser dans le vide de la pièce dans laquelle se trouve l’auditeur et à l’emplir. J’ai essayé d’écouter la musique d’Eleh au casque mais elle perd en puissance (en plus le format mp3 ne lui fait pas vraiment justice), elle est tronquée et devient plane. Elle a besoin d’un volume spatial pour s’étoffer et s’épanouir. L’écoute devient expérience concrète et le simple fait de regarder autour de soi revient à visualiser l’espace dans lequel le son s’inscrit, l’espace dans lequel il est piégé car il ne demande qu’à se propager à l’infini. Le son fait corps avec l’espace de la pièce et il devient dès lors possible de le parcourir. Écouter la musique d’Eleh de manière statique ou en se déplaçant sont des expériences différentes. L’un des slogans d’Eleh est « volume reveals detail ». Je suis convaincu que le terme « volume » ne réfère par uniquement au volume sonore.

Si dans ma chronique précédente de Location Momentum je faisais un rapprochement avec la peinture de Mark Rothko, la notion d’espace que j’évoque plus haut me fait me tourner cette fois-ci vers les sculptures de Richard Serra. Les sculptures de Serra dégagent une puissance tellurique démesurée. Leur force dramatique découle de la mise en scène du poids des immenses plaques de métal, de leur équilibre à la fois souple et pesant. Elles transforment l’espace dans lequel elles sont installées et en dessinent un autre qui leur est propre, architecture minimaliste, qu’il est possible de parcourir. Ce que font les sculptures de Richard Serra à l’échelle d’un lieu public ou d’une salle de musée, la musique d’Eleh le fait à l’échelle domestique de mon modeste salon.

Richard Serra’s Band (2006) Photo by Lorenz Kienzle

Cet espace que la musique d’Eleh remodèle est étrangement ambigu. Inquiétant et accueillant à la fois. Inquiétant parce que sombre et démesuré mais accueillant parce que fluide et doux.

Cette dualité qu’il est difficile de décrire précisément est aussi ce dont la musique tire son mystère. Les strates de sons mouvantes emportent l’auditeur. Leur force est colossale, leur masse, fantastique mais la dérive est voluptueuse.

Comme l’indiquent les titres de compositions elles-mêmes, Night Of Pure Energy, Death Is Eternal Bliss, Bright And Central As The Sun Itself, et Measuring The Immeasurable, tout est ici question d’échelle, de relativité de la perception et d’absolu. Alors encore une fois c’est l’image du fœtus cosmique de 2001 l’Odyssée de l’espace qui me vient à l’esprit et me fait envisager la musique d’Eleh comme le son du cosmos ou celui perçu depuis l’intérieur d’une poche utérine. Elle dégage une puissance et une énergie primaire. Elle est une matrice féconde.

L’image de la poche utérine me vient également à l’esprit car sur Radiant Intervals, la musique repose principalement sur des pulsations et des vibrations. On n’est pas très loin du règne de l’organique, des battements de cœur ou de l’afflux sanguin dans les veines. La musique semble souvent nous entourer de toutes parts, se dissoudre en nous, nous emplir. Elle joue avec notre perception et nous hypnotise. On régresse dans un état second. Nos repères se brouillent, et on reste entre deux eaux, porté par le flux de la musique, désorienté par les strates sonores qui se recouvrent et dont il est difficile de savoir lesquelles sont dessus, lesquelles sont dessous, si elles s’approchent ou si elles s’éloignent. L’espace engendré par la musique d’Eleh est une intériorité en lente mais inexorable expansion.

Avec Radiant Intervals, Eleh nous livre un raga monolithique et magistral qui frôle parfois la transe pulsée comme sur les quelques minutes magiques de Measuring The Immeasurable. Je ne peux pas vraiment comparer cet album avec les précédents, sortis sur Important Records, car je ne les ai pas, et je me refuse à les découvrir en mp3 issu d’un mauvais transfert depuis le vinyle original. Impossible donc de mettre cet album en perspective. Une chose est cependant certaine, une nouvelle quête s’ouvre maintenant à moi : mettre la main sur ces albums, à un prix raisonnable si possible, ce qui ne va pas être facile.

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Fennesz – plus forty seven degrees 56′ 37 », minus sixteen degrees 51′ 08 » (Touch, 1999)

17 avril 2011

Il y a des albums qui lors des premières écoutes font figure d’Everest. Terrifiants, ils vous toisent et vous paraissent inaccessibles. Ils s’élèvent à des hauteurs vertigineuses et les ombres que projettent leurs masses démesurées emplissent d’effroi. Ils intimident mais fascinent plus encore ; les gravir devient dès lors une idée fixe, un challenge. On s’en donnera les moyens, car une chose est sûre, on en arrivera à bout, peu importe le temps que cela prendra. +47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’ a été un de ces albums pour moi.

La comparaison avec l’Everest n’est pas totalement fortuite. Chaque piste de l’album est en effet comme un paysage. La pochette du CD et le titre de l’album lui-même sont déjà des indices qui orientent l’auditeur dans ce sens. Donner pour nom des coordonnées terrestres à ce disque est une merveilleuse idée en soi car elle revoie à la fois à la géographie terrienne dans ce qu’elle a de plus concret : un lieu sur le globe terrestre, mais également au système abstrait des coordonnées qui en est une représentation mathématique.

Réelle ou abstraite, peu importe tant la musique de Fennesz semble prendre racine là où les deux réalités se superposent : dans l’infiniment petit, à l’échelle de l’atome. On a parfois l’impression que Fennesz nous donne à entendre des collisions de particules ou les vibrations de l’électricité elle-même. Tout est d’une précision incroyable. Chaque son se détache avec netteté et possède une existence autonome ce qui provoque la sensation de posséder une conscience étendue capable de percer les secrets de la matière dans ses moindres détails. Loin d’être un aggloméra de sons joués simultanément, ces derniers forment parallèlement des structures plus larges que sont les textures élaborées par Fennesz. Les échelles micro et macro se confondent plus qu’elles ne s’opposent. La musique fait basculer l’auditeur dans un renversement incessant entre le tout et le fragment indivisible. Les paysages sonores élaborés par Fennesz sur les 12 pistes qui composent l’album semblent perpétuellement se retourner sur eux-mêmes.

Il est vrai que ces paysages sont souvent assez hermétiques et austères au premier regard mais d’une beauté infinie quand on parvient à dépasser les premières impressions de désordre et de froideur. Ils deviennent alors tour à tour héroïques comme ceux d’Ansel Adams ou silencieux et en quête de sens comme ceux de Lewis Baltz. Car si certains impressionnent et évoquent un relief abrupt et tourmenté, d’autres en revanche sont moins éloquents et demande une écoute patiente avant de laisser entrevoir leur topographie discrète.

Si j’utilise l’analogie avec le paysage pour parler de la musique de Fennesz c’est aussi parce qu’on a une réelle sensation d’espace à l’écoutant : un espace en 3 dimensions qui possède de plus des attributs sensuelles telles que des qualités de lumière et de matière. Cela pourrait également relever du champ de l’architecture, mais plus qu’une structure construite ce sont bien de vastes étendues qui viennent à l’esprit. Ces dernières ne s’appréhendent par ailleurs pas seulement de manière statique, car au-delà du panorama, +47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’ est aussi une invitation à  parcourir ces reliefs parfois à pieds au prix d’un effort, parfois de manière douce en les survolant comme dans un songe. Cette sensation de déplacement et d’espace est principalement due à la virtuosité dont fait preuve Fennesz pour organiser ses sons les uns par rapport aux autres. Il crée ainsi de véritables topographies mouvantes dont il est difficile de percevoir l’échelle et la logique.

Dès le morceau d’ouverture les strates de bruits blancs dessinent des vallées noyées dans le brouillard. Des cimes enneigées, aux falaises escarpées en passant par les fonds ravagés des ravins et les molécules d’eaux en suspension , c’est un monde à la fois serein et chaotique dans lequel l’auditeur est immergé.

Dans le deuxième morceau on a en revanche l’impression de voyager au cœur des câbles à haute tension qui traversent les paysages alpins de la piste précédente. A la fois tendu et infini, l’univers dans lequel évolue l’auditeur est incertain. On est entouré de grésillements parasites et de fréquences sonores qui dessinent des sinusoïdes pures.

Ces deux premières compositions posent les jalons des territoires explorés sur +47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’. Sur le reste de l’album Fennesz approfondit et mélange ces deux univers. Parmi les moments de bravoure citons notamment le début du 4ème morceau durant lequel on a vraiment l’impression d’être au cœur d’une pluie de fines billes métalliques. C’est un véritable travail d’orfèvre, du grand art, à tel point que les sons paraissent palpables. J’en ai encore le tournis. Citons également le morceau suivant qui donne l’impression d’être au cœur d’une cascade tout en filant à une vitesse folle à travers des nuages.

+47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’ a été réalisé en 1999, seulement 2 ans avant Endless Summer. Si d’une certaine manière on reconnaître la pâte de Fennesz sur certaines sonorités, en revanche un monde sépare les deux albums. +47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’ est d’une sécheresse et d’une abstraction telle qu’il rebutera pas mal de monde, et je suis bien content de l’avoir découvert qu’après Endless Summer car je pense que sinon je l’aurais très vite mis de côté en l’étiquetant noise. Il serait ridicule d’essayer de déterminer lequel des deux albums est le meilleur tant ils sont différents mais les écouter mutuellement enrichit l’écoute et révèle quelle part d’Endless Summer était déjà en gestation sur +47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’ et inversement comment Fennesz a réussi à transformer les assauts rugueux de +47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’ en des textures ensoleillées et estivales.

+47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’ est un album vraiment impressionnant de bout en bout et assurément l’autre sommet de la discographie de Fennesz.

En écoute en intégralité sur Deezer.

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