Je n’ai jamais vraiment regardé MTV. Je n’ai jamais reçu la chaîne. Les seules fois où j’ai pu y jeter un œil c’était chez un copain dont les parents étaient abonnés à un bouquet satellite. Ce que j’ai pu en voir m’avait paru assez pathétique. C’est vraiment surprenant que ce live soit le produit d’une telle chaîne. Il est l’antithèse absolu de tout ce que MTV m’inspire.
J’avais tout juste 13 ans quand ce concert a été enregistré. Charles-Louis le mec cool de ma classe m’avait expliqué que unplugged était un jeu de mot, que ça voulait dire débranché alors que bien sûr Nirvana était un groupe branché. Je sais aujourd’hui que ce n’est pas tout à fait exacte mais le point de vue n’est pas inintéressant et non dénué de charme. Il est vrai qu’écouter Nirvana à l’époque c’était être à la mode.
Avec le recul j’ai du mal à réaliser que ce groupe que moi et des millions d’autres ados lambda pouvions écouter à la radio soit devenu à ce point une icône. Ça écoute quoi aujourd’hui un ado de 13 ans ? C’est peut être la dernière fois que cela s’est produit dans le rock.
C’est aujourd’hui aussi que je réalise que ma petite histoire a croisé la grande. A peine quelques années plus tard, alors que je découvrirais émerveillé les groupes des années 60, je me lamenterais de ne pas avoir eu 20 ans en 1967 et de ne pas avoir connu Woodstock. Je me disais que cela avait dû être merveilleux d’avoir connu et écouté tous ces groupes cultes de leur vivant. Je ne réalisais pas que :
- Peu de personnes en France les écoutaient. Claude François était bien plus populaire.
- C’étaient juste des groupes, pas encore des icônes. Des groupes parmi tant d’autres, juste un peu meilleurs.
Je ne réalisais même pas que j’avais fait avec Nirvana l’expérience que j’aurais voulu faire avec les Doors. J’ai écouté Nirvana en vivant de manière insouciante l’instant présent, sans me poser trop de questions. Pourquoi aurais-je fait différemment en 1967 ?
Plus j’écoute Nirvana, plus je réalise à quel point c’était un groupe incroyable. Je me rends compte également que leur musique a résisté à l’épreuve du temps. Je n’aurais pas forcément parié sur eux à l’époque et pourtant tout ce pour quoi je me suis passionné n’a malheureusement pas aussi bien vieilli.
On a fait de Kurt Cobain un martyr et une icône. Le dernier en son genre. Tout cela n’est qu’une posture de journalistes pour impressionner les foules, pour pouvoir utiliser des raccourcis et des phrases toutes faites, pondre des titres racoleurs. Ce live nous rappelle que Kurt Cobain était avant tout un homme. Cet album est une plongée dans son intimité. Un cadeau de Kurt Cobain envers ses fans. Sur les 14 titres seuls 8 sont des compositions du groupe. Des esprits chagrins, des fâcheux, avaient commenté à l’époque que c’était parce que les chansons de Nirvana ne tenaient pas la route en version acoustique, que le dépouillement ne faisait que révéler le simplisme de ces quelques accords enchaînés. Faux. Ils n’ont rien compris. Cet album n’est pas un simple live durant lequel un groupe vient jouer ces morceaux pour ravir son public. C’est une page arrachée d’un journal intime, une plongée dans l’univers personnel des musiciens. Ils interprètent ici les chansons qu’ils aiment et invitent leurs potes à venir chanter avec eux. De quel plus beau cadeau peut on rêver ? Quel autre disque peut rivaliser avec celui-là sur ce point? La bande à Kurt Cobain n’est pas là pour interpréter ces tubes devant un public transi, ils sont là pour partager. Il n’est plus ici question de rock. On se rapproche plus d’une certaine idée du folk ou des musiques folkloriques ; de leur idéologie de la transmission et du partage des chansons, de chanteurs à chanteurs, et de chanteurs au public. C’est pas un boulot, y’a pas de copyright, juste le plaisir de partager.
Nirvana nous prouve ici qu’ils sont bien plus qu’un simple groupe pour adolescent frustrés. Les musiciens possèdent plus d’une corde à leur arc et sont capables de totalement réinventer leurs propres compositions comme About a Girl, le titre d’ouverture qui gagne ici en évidence et rayonne du début à la fin, alors que la version originale paraissait assez anecdotique sur l’album Bleach. Même les titres emblématiques tels que Come As You Are trouvent une nouvelle jeunesse avec une facilité déconcertante.
Le groupe prouve aussi que sa palette sonore et son jeu sont bien plus riches et subtils que la saturation à outrance et les accords rageurs. Pas mal de fans ont dû être déconcertés par l’accordéon de Jesus Doesn’t Want Me for a Sunbeam, magnifique reprise des Vaselines. De même la cohésion des musiciens sur The Man Who Sold The World est juste ahurissante et ils transcendent littéralement la chanson de David Bowie.
Pour trois titres ils invitent les Meat Puppets à venir jouer leurs morceaux avec eux : Plateau, Oh Me et Lake of Fire. Sacré coup de pouce. Les trois titres sont touchés par la grâce et n’ont pas à pâlir face au reste de l’album. La complicité entre les deux groupes est évidente.
Mais le plus grand joyau de l’album est sans l’ombre d’un doute la voix de Kurt Cobain. Elle n’aura jamais été aussi bien mise en valeur qu’ici. Elle n’aura jamais été aussi belle tout simplement. Est-il possible de ne pas frissonner à l’écoute de Pennyroyal Tea ?
On mesure ici l’étendue du gâchis que représente la mort de Kurt Cobain. Quand on voit à quelle vitesse le groupe a mûri et à quel degrés de maîtrise il arrive ici on ne peut que fantasmer sur ce qu’il aurait pu devenir. L’ultime morceau de l’album, Where Did You Sleep Last Night, chanson traditionnelle reprise par tous les bluesmen et popularisée par Leadbelly, n’en est que plus cruel. Il révèle que Kurt Cobain aurait pu être un gigantesque chanteur de blues. Et je me mets à rêver d’un album de Nirvana rempli de reprises aussi stellaires que celle-ci, de blues et de folk âpres et rugueux comme la voix de Kurt Cobain, ou de duos avec Neil Young.
Regrets éternels.
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