Il y a quelques années de cela je me passionnais pour la musique ambient sombre. C’est à cette période que j’ai découvert ce fabuleux label que fut A Room Forever. Fut, oui parce que bien que l’avis de décès n’ait pas été publié, le label n’a rien sorti depuis bientôt 4 ans. Seulement 3 références à son actif, mais une place particulière dans mon cœur. La ligne éditoriale était stricte et exemplaire : Des vinyles sortis à 300 exemplaires, présentés dans une boite en carton noire, sur le couvercle de laquelle était collée une photo numérique imprimée sur papier très brillant. Sur la face A une composition ambient, sur la face B un field recording. Toutes les informations concernant la musique figuraient sur un insert embossé et numéroté. Un grand luxe qui traduisait un amour immodéré pour les éditions soignées et la volonté de donner au disque la préciosité d’un objet d’art.
Des trois références du label, c’est peut être la première qui est ma préférée. Il s’agit d’un split entre Machinefabriek et Matt Davies. La face A est celle de Machinefabriek. L’unique morceau, Onkruid, est un modèle de musique atmosphérique sombre. On y entend une mélodie fantomatique mise en boucle se répéter encore et encore, jusqu’à disparaître ensevelie sous des strates sonores qui augmentent en intensité au fur et à mesure que se développe le morceau. Le processus est simple mais exécuté de fort belle manière. Les textures sonores sont vaporeuses, sombres mais toujours teintées de couleurs profondes. Du bleu nuit et du pourpre. Comme une photo prise dans la pénombre, la musique possède un grain et exhale le mystère. Elle est ténébreuse et mélancolique, mais pas sinistre. Elle renvoie à un romantisme gothique, à la recherche de la beauté dans la tristesse et la décrépitude. Elle peut fasciner autant que les ruines d’une église la nuit. Le semi obscurité et le brouillard lui siéent bien.
Sur la face B, Sanctuary donne à entende une ballade au Lee Valley Park Bird Sanctuary, East Indie Dock Basin à londres. Contrairement à ce que l’on pourrait penser en lisant le titre, ce n’est pas tant le chant des oiseaux qui est mis à l’honneur que l’ambiance générale du lieu. A priori l’enregistrement a été réalisé le soir, c’est du moins comme cela que je le ressens. Les chants d’oiseaux sont distants et ils se mêlent aux autres bruits environnants. Hormis le clapotis de l’eau, le tissus sonore de fond est composé de bruits issus de l’activité humaine : trafic routier, bruits de moteur d’avion. D’autres éléments comme le grondement du tonnerre, une sirène de bateau ou les bruits de pas de Matt Davies se font entendre de manière ponctuelle. Ces bruits ne sont que des évènements anecdotiques, ce qui prédomine dans cet enregistrement c’est le silence inexistant, c’est-à-dire le bruit de fond lointain. Alors oui, comme ça sur le papier, ça n’a pas l’air de casser des briques, ça a même l’air très chiant. Bien évidement si ça l’était je ne m’embêterais pas à en parler ici.
Comme pour la photographie, l’enregistrement sonore est à la porté de n’importe qui pourvu qu’il ait le matériel adéquat, mais les petits riens font les grandes différences. Je ne sais pas comment Matt Davies a réussi cela mais Sanctuary, et ce malgré l’absence de tout élément saillant ou marquant, est absolument fascinant. C’est d’ailleurs grâce à ce morceau que j’ai voulu découvrir et explorer l’univers des field recordings.
Tout ici laisse à penser qu’il s’agit d’une zone péri urbaine, dans laquelle la nature et la ville se rencontre. Un lieu en marge, une zone de frottement entre deux univers a priori distincts. La nature n’est pas ici sacralisée, elle n’est pas dépeinte dans toute sa splendeur, mais comme l’environnement quotidien de notre existence. Une nature banale, particulièrement non remarquable. Une aura de mystère entoure pourtant cet enregistrement sonore, peut être parce que je peux directement le lier avec mon expérience personnelle. Il m’est en effet arrivé de me promener près de chez moi, en fin de journée alors que la nuit tombait, dans les bois ou le long d’une voie de chemin de fer désaffectée. C’est toujours une expérience forte, presque effrayante. On ne peut s’empêcher de fantasmer et de se remémorer des scènes de film, des histoires lues dans les journaux. L’imagination s’enflamme et on est sur le qui vive, les sens en alerte. Chaque son prend une importance accrue. Le bruit de la circulation n’est plus une nuisance mais devient alors rassurant comme une trace de la civilisation, un repère. Chaque craquement, chaque frottement, en temps normal anodin, devient un danger potentiel, un agresseur, une bête sauvage. Si l’on se prête au jeu de ces balades nocturnes dans un état d’esprit adéquat, l’environnement sonore devient un ready made symphonique aussi fascinant qu’effrayant. On oscille en permanence entre peur et envie de contemplation. Tout ce qui est anodin le jour, ne l’est plus la nuit car la tension est plus forte. On traversé par des sentiments contradictoires, on perd les repères entre connu et inconnu, on imagine des histoires insensées à partir de presque rien. Tout cela Matt Davies le rend très bien.
Ce qui différencie ce disque des deux autres, également très beaux, sortis chez A Room Forever, c’est peut être sa plus grande cohérence. Le deux faces se répondent et dialoguent entre elles. Elles sont toutes deux des invitations à explorer la nuit.
Des extraits en écoute ici.
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