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Fennesz – plus forty seven degrees 56′ 37 », minus sixteen degrees 51′ 08 » (Touch, 1999)

17 avril 2011

Il y a des albums qui lors des premières écoutes font figure d’Everest. Terrifiants, ils vous toisent et vous paraissent inaccessibles. Ils s’élèvent à des hauteurs vertigineuses et les ombres que projettent leurs masses démesurées emplissent d’effroi. Ils intimident mais fascinent plus encore ; les gravir devient dès lors une idée fixe, un challenge. On s’en donnera les moyens, car une chose est sûre, on en arrivera à bout, peu importe le temps que cela prendra. +47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’ a été un de ces albums pour moi.

La comparaison avec l’Everest n’est pas totalement fortuite. Chaque piste de l’album est en effet comme un paysage. La pochette du CD et le titre de l’album lui-même sont déjà des indices qui orientent l’auditeur dans ce sens. Donner pour nom des coordonnées terrestres à ce disque est une merveilleuse idée en soi car elle revoie à la fois à la géographie terrienne dans ce qu’elle a de plus concret : un lieu sur le globe terrestre, mais également au système abstrait des coordonnées qui en est une représentation mathématique.

Réelle ou abstraite, peu importe tant la musique de Fennesz semble prendre racine là où les deux réalités se superposent : dans l’infiniment petit, à l’échelle de l’atome. On a parfois l’impression que Fennesz nous donne à entendre des collisions de particules ou les vibrations de l’électricité elle-même. Tout est d’une précision incroyable. Chaque son se détache avec netteté et possède une existence autonome ce qui provoque la sensation de posséder une conscience étendue capable de percer les secrets de la matière dans ses moindres détails. Loin d’être un aggloméra de sons joués simultanément, ces derniers forment parallèlement des structures plus larges que sont les textures élaborées par Fennesz. Les échelles micro et macro se confondent plus qu’elles ne s’opposent. La musique fait basculer l’auditeur dans un renversement incessant entre le tout et le fragment indivisible. Les paysages sonores élaborés par Fennesz sur les 12 pistes qui composent l’album semblent perpétuellement se retourner sur eux-mêmes.

Il est vrai que ces paysages sont souvent assez hermétiques et austères au premier regard mais d’une beauté infinie quand on parvient à dépasser les premières impressions de désordre et de froideur. Ils deviennent alors tour à tour héroïques comme ceux d’Ansel Adams ou silencieux et en quête de sens comme ceux de Lewis Baltz. Car si certains impressionnent et évoquent un relief abrupt et tourmenté, d’autres en revanche sont moins éloquents et demande une écoute patiente avant de laisser entrevoir leur topographie discrète.

Si j’utilise l’analogie avec le paysage pour parler de la musique de Fennesz c’est aussi parce qu’on a une réelle sensation d’espace à l’écoutant : un espace en 3 dimensions qui possède de plus des attributs sensuelles telles que des qualités de lumière et de matière. Cela pourrait également relever du champ de l’architecture, mais plus qu’une structure construite ce sont bien de vastes étendues qui viennent à l’esprit. Ces dernières ne s’appréhendent par ailleurs pas seulement de manière statique, car au-delà du panorama, +47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’ est aussi une invitation à  parcourir ces reliefs parfois à pieds au prix d’un effort, parfois de manière douce en les survolant comme dans un songe. Cette sensation de déplacement et d’espace est principalement due à la virtuosité dont fait preuve Fennesz pour organiser ses sons les uns par rapport aux autres. Il crée ainsi de véritables topographies mouvantes dont il est difficile de percevoir l’échelle et la logique.

Dès le morceau d’ouverture les strates de bruits blancs dessinent des vallées noyées dans le brouillard. Des cimes enneigées, aux falaises escarpées en passant par les fonds ravagés des ravins et les molécules d’eaux en suspension , c’est un monde à la fois serein et chaotique dans lequel l’auditeur est immergé.

Dans le deuxième morceau on a en revanche l’impression de voyager au cœur des câbles à haute tension qui traversent les paysages alpins de la piste précédente. A la fois tendu et infini, l’univers dans lequel évolue l’auditeur est incertain. On est entouré de grésillements parasites et de fréquences sonores qui dessinent des sinusoïdes pures.

Ces deux premières compositions posent les jalons des territoires explorés sur +47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’. Sur le reste de l’album Fennesz approfondit et mélange ces deux univers. Parmi les moments de bravoure citons notamment le début du 4ème morceau durant lequel on a vraiment l’impression d’être au cœur d’une pluie de fines billes métalliques. C’est un véritable travail d’orfèvre, du grand art, à tel point que les sons paraissent palpables. J’en ai encore le tournis. Citons également le morceau suivant qui donne l’impression d’être au cœur d’une cascade tout en filant à une vitesse folle à travers des nuages.

+47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’ a été réalisé en 1999, seulement 2 ans avant Endless Summer. Si d’une certaine manière on reconnaître la pâte de Fennesz sur certaines sonorités, en revanche un monde sépare les deux albums. +47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’ est d’une sécheresse et d’une abstraction telle qu’il rebutera pas mal de monde, et je suis bien content de l’avoir découvert qu’après Endless Summer car je pense que sinon je l’aurais très vite mis de côté en l’étiquetant noise. Il serait ridicule d’essayer de déterminer lequel des deux albums est le meilleur tant ils sont différents mais les écouter mutuellement enrichit l’écoute et révèle quelle part d’Endless Summer était déjà en gestation sur +47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’ et inversement comment Fennesz a réussi à transformer les assauts rugueux de +47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’ en des textures ensoleillées et estivales.

+47° 54’ 37’’ -16° 51’ 08’’ est un album vraiment impressionnant de bout en bout et assurément l’autre sommet de la discographie de Fennesz.

En écoute en intégralité sur Deezer.

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