Posts Tagged ‘photobook’

Fujiwara Atsushi – Nangokusho, ode to the southern lands of Japan (Sokyu-sha, 2013)

21 octobre 2015

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Il y a certaines fois où je me demande pourquoi j’aime tel ou tel livre. Nangokusho fait partie de ces cas. Rien d’exceptionnel à première vue, rien qui accroche particulièrement la rétine, rien qui n’est déjà été vu ailleurs. On peut même se demander pourquoi certaines des photos ont été prises. Qu’a vu au juste le photographe pour décider d’appuyer sur le déclencheur ? Pourquoi a-t-il décidé de retenir telle photographie semblable à une centaine d’autres faites la même journée  ? La majorité des images de Nangokusho ne fonctionnent pas seules. Sorties du livre elles sont anecdotiques voire ennuyeuses. C’est de leur mise en résonance, de l’écho qui naît au fil des pages après les avoir tournées une à une, que grandit petit à petit leur pouvoir .

A bien y regarder pourtant, il y a quelque chose d’étrange en chacune d’elle, une étrangeté rampante qui suinte insidieusement du banal donné à voir. Plus que de force, il s’agit ici de tension, plus que de certitude, d’incertitude. Fujiwara Atsushi nous confronte avec une certaine « modernité » déjà vieillissante. Ses photographies dépeignent un environnement pas encore assez vieux pour être pittoresque, pas tout à fait moderne non plus, décrépit semblerait mieux convenir. Une réalité rugueuse et dérangeante, énigmatique à force de ne pourvoir être complètement appréhendée. Chaque image semble poser une question plus qu’elle n’offre de réponse.

Le malaise vient en partie du fait que bien souvent l’humanité est absente du cadre, elle ne se devine que par les objets, l’architecture, les infrastructures, les inscriptions des panneaux publicitaires. Les images n’apparaissent pas tant vides que hantées. Les photos sont sous-exposées, sombres. Les scènes figées sur le papier évoquent un temps arrêté, suspendu comme stoppé après un événement. Il s’en dégage une certaine forme de menace. Cette sensation étrange est de plus renforcée par le fait que les territoires explorés par Fujiwara Atsushi ne sont pas tout à fait la ville, pas tout à fait la nature, ils sont intermédiaires, indéterminés, entre deux, insaisissables.

Le véritable sujet de Nangokusho n’est véritablement exposé que quand vers la fin du livre apparaissent des photos de famille. Nangokusho est un livre sur la recherche des ancêtres et des racines. Fujiwara Atsushi explore son histoire familiale en arpentant et questionnant ce bout de terre du sud du Japon. Le photographe parcourt ce territoire à la recherche de son grand-père mort avant qu’il n’ait pu le connaître, scrutant ce qui l’entoure à la recherche de sa trace (est-il passé par là ?). Ces paysages sont habités par l’image du grand-père, par son fantôme (cet empilement de bois, serait-ce un totem ? Et ce roc ?). Une part de lui y est inscrite et par là-même une part de son petit fils. Qu’elle soit connue ou inconnue,vécue ou fantasmée, peut importe, Fujiwara Atsushi la cherche. Alors il scrute, et plonge dans ces paysages âpres comme dans un miroir.

Heidi De Gier – A Falling Horizon (Fw: , 2011)

20 octobre 2015

 

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A Falling Horizon retrace la dernière année d’une famille d’éleveurs de moutons dans leur ferme qui se trouve sur l’île de Sophiapolder, située sur la rivière Noord, aux Pays Bas. Cette terre, gagnée sur l’élément liquide il y a des siècles, est destinée à disparaître, à être rendue à la nature, submergée par les eaux d’un marais qui se formera suite à la destruction d’une digue. Ce projet fait parti d’un projet d’aménagement du territoire plus vaste, appelé New Nature. On peut dès lors s’interroger sur la notion même de nature. L’île vieille de plusieurs siècles est-elle moins naturelle que le nouveau marais ?

J’aime beaucoup ce petit livre sans prétention, qui donne la parole à une famille, nous livre leur témoignage et donne à voir une tranche de vie. Outre les photos d’Heidi De Gier, le livre comporte une longue interview de la famille par la journaliste Tracy Metz.

Les photos sont simples ; Heidi De Gier capte les gestes familiers, les instants passés avec la famille et les amis, les travaux quotidiens. Elle pose un regard tendre sur le tissu de relations que tissent les êtres entre eux et avec leur environnement.

Feuilleter le livre, plonge le lecteur dans l’inimité de la famille, au plus près de leur quotidien. La vie suit son cours. Le cycle des saisons est magnifiquement capté : rien de grandiose, juste la beauté furtive et fugace d’un paysage dans la brume, de la première neige, des bougeons en fleur. On se sent bercé, lové, baigné entre tendresse et nostalgie ; des souvenirs, des sensations remontent en nous, on s’identifie à ces personnes. La douceur est cependant teinté de regret et de tristesse, car ce monde donné à voir est condamné à disparaître, on le sait, il a déjà disparu à l’heure où l’on feuillette ces pages couvertes d’encre. Il n’en reste déjà plus que des souvenirs et ceux-ci hantent le livre. Ils se matérialisent parfois sous la forme de photos pâles, à peine perceptibles sur le blanc du papier. L’amertume guette quand les dernières photos laissent entrevoir la ferme abandonnée, fantomatique et perdue dans la brume bleue de l’hiver.

Peut-on acheter un livre juste parce qu’il est beau ? OUI #2

17 juillet 2015

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On trouve de tout dans les brocantes et dépôt-vente. Il y a quelques mois de cela j’avais déniché 3 livres de la collection « Les enfants du monde » publiée par Dominique Darbois chez Fernand Nathan. La semaine dernière j’en ai déniché un quatrième. Avant de croiser leur chemin, je n’avais aucune idée de leur existence. J’ai tout de suite été attiré par la couverture, puis la mise en page intérieure a achevé de me séduire. Cette dernière est en effet très élaborée et mélange photomontages, motifs graphiques et aplats de couleurs.

Les textes et les photos ont été réalisés par Dominique Darbois, mais les maquettes sont dues à Pierre Pothier. La collection comporte 20 titres qui ont été publiés entre 1952 et 1978. D’autres maquettistes ont continué le travail de Pothier (Aline Elmayan, Gloria de Herrera, Claude Maurel, ou J.D. Lortsch), toujours dans le même état d’esprit, ce qui a permis de donner style et unité à cette collection. La mise en page aventureuse, par l’alternance entre photos, photos détourées et éléments colorés, crée un dynamisme et apporte à l’ouvrage un impact ainsi qu’une présence particulière. Le parti pris graphique confère aux livres une dimension esthétique qui se démarque du simple ouvrage photo destiné à des enfants. Il aurait pu en effet se contenter d’être sage pour ne pas déplaire. La collection a remporté un vif succès, ce qui prouve qu’on peut être

Les livres sont vraiment magnifiques et constituent belle découverte. Je ne sais pas si un jour je lirai les textes. Pour l’instant je me contente de les feuilleter. Il ne me reste plus qu’à continuer d’arpenter les brocantes pour trouver les 16 autres.

Les photos de Dominique Darbois ont fait l’objet d’une publication aux (très bonnes) éditions Xavier Barral en 2004. Le livre s’intitule  « Terres d’enfants« , il regroupe la plupart des photos issues des livres « Les enfants du Monde ». Elles y sont présentées dans leur forme d’origine sans être retravaillées par les maquettistes.

Tamiko Nishimura – Eternal Chase (Grafica, 2012)

15 juillet 2015

Les photos d’Eternal Chase ont été prises par Tamiko Nishimura lors de voyages qu’elle a effectués dans le nord du Japon entre 1970 et 1983 alors qu’elle avait entre 20 et 30 ans.

Photographies de jeunesse, de liberté – sur la route. Eternal Chase est un livre sur le voyage, voyage physique et mentale, d’un lieu à l’autre, de soi à soi, en posant sur le monde un regard introspectif. Mouvement, attente, repos, fatigue, ennui, exaltation, ce carnet de route visuel s’ancre dans la durée, la temporalité longue, celle du voyage avec ses hauts et ses bas, ses pauses, ses différentes vitesses. Déplacements en train, en bus, en bateau, déambulations guidées par le hasard, ruelles sinistres, horizons ouverts, cafés, halls d’attente, sont les séquences à partir desquelles Tamiko Nishimura construit la narration de son périple à travers le Japon. Difficile de ne pas penser à Kérouac et ses pérégrinations exaltées à travers l’Amérique. On trouve ici le même souffle épique, la même énergie, la même soif d’émerveillement, le besoin de se perdre, de se confronter au monde, de se diluer, d’aller seul, solitaire, ce besoin irrépressible de voir, cet appétit de voyage.

De nombreuses scènes de rue ou paysages sont captés à travers une vitre de train ou de bus ou alors saisies comme lors d’errances hallucinées. Ces scènes fantomatiques et irréelles rappellent les visions cauchemardesques de Kerouac à Big Sur : la plage, le bois, la mer, le pont. La frontière entre réel et fantasmé s’amenuise et s’effrite. Ce n’est pas tant un journal de bord chronologique, relatant faits et rencontres, qu’un journal intime lassant entrevoir des états d’âme, des impressions, des sensations, qui prend forme au fil des pages. Des silhouettes fantomatiques et des ombres qui peuplent les images, on ne saura rien, on n’en distingue le plus souvent à peine les visages. Tamiko Nishimura ne cherche pas à capter la réalité mais à saisir un sentiment intérieur. De l’extase, à la menace, à l’ennui, la palette des sensations convoquées est riche.

Noir et blanc contrastés, horizon bancal, pellicule sous-exposée, malmenée, grain omniprésent, flou volontaire… esthétiquement, on est assez proche de Provoke (Tamiko Nishimura a été l’assistance de Daido Moriyama au début des années 70). Cependant dans le fond on est bien loin des mâles préoccupations de Moriyama ou de Nakahira. L’atmosphère n’est pas toxique, l’air n’est pas irrespirable. On se trouve ici sur le versant féminin de « l’esthétique Provoke ». Le propos est moins politique, il est plus tendre, en témoigne les nombreuses images d’enfants. De même le livre comporte beaucoup d’images de femmes, mais à aucun moment elles n’apparaissent comme des objets sexuels ou de désir. Il ne faudrait toutefois pas croire que les photos de Tamiko Nishimura soient douces, elles sont âpres et il s’en dégage une impression de catastrophe imminente.

L’objet livre en lui-même est également très beau. Le papier est légèrement granuleux, l’impression est très belle, les noirs profonds se rapprochent de l’héliogravure. La reliure est agréable : les doubles pages s’aplatissent parfaitement ce qui minimise fortement la coupure des images par la gouttière centrale. On entre ainsi parfaitement dans les photos, la lecture devient immersive et on se laisse absorbé par la beauté du grain.

Eternal Chase est vraiment un livre magnifique. Je suis vraiment surpris qu’il n’ait pas fait plus parlé de lui à sa sortie et qu’il ne se soit pas retrouvé dans une multitude de tops de fin d’année. D’une certaine manière tant mieux, il est toujours disponible et ne fait donc l’objet d’aucune spéculation.

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Robert Adams – A portrait in landscapes ( Nazraeli Press, 2006)

2 septembre 2014

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Ce blog est à l’arrêt depuis un bout de temps maintenant. Plus vraiment la tête ça, plus vraiment le temps, l’impression de tourner en rond, les emmerdements qui pompent toute mon énergie et le sentiment du « à quoi bon ». Je n’ai pourtant pas envie de me résigner, de lâcher prise, de tout laisser tomber. Je me décide à écrire des billets de manière sporadique plutôt que rien du tout, en attendant des jours meilleurs. Comme je n’ai plus vraiment l’occasion d’écouter de la musique, du moins dans les conditions qui me permettent d’écrire en d’en parler comme je le souhaite, je vais tenter autre chose.

Depuis quelques années je m’intéresse aux livres photos (effet Je fouille aussi par derrière aka Crocnique) et j’aimerai essayer d’en parler. De toute manière j’en viens à considérer ce blog comme étant le reflet de mon cheminement dans la construction d’une culture, la porte d’entrée ayant été les disques et la musique.

Commençons par préciser que je m’intéresse plus aux livres de photographie (photobooks dans la langue de Shakespeare) qu’à « «la-photo ». Rappelons qu’en ce qui concerne la musique, ce qui m’intéresse la plus c’est le disque, comme un tout support+histoire+contenu. Il n’est donc pas étonnant qu’en matière de photographie, ce soit cette idée de photobook qui m’ait séduit. Non seulement, bien sûr, les photos, mais aussi le livre en lui-même dans sa matérialité physique : sa taille, sa mise en page, son papier, l’impression. Rajoutons à cela, l’enchaînement des photos, le titre, le sujet. J’aime le livre comme objet total et cohérent, comme entité physique, ce qui m’intéresse c’est l’histoire qu’il raconte mais aussi comment il la raconte.

Tout comme je préfère les albums aux compilations, je préfère les livres « œuvre » aux livres « monographie, recueil » (à moins qu’ils soient très bien faits ). Un livre intéressant est plus qu’un simple recueil de bonnes photos. Ce qui m’intéresse c’est la manière dont les photos dialoguent entre elles, construisent un tout supérieur à la somme des parties. Toutes les photos n’ont pas besoin d’être « exceptionnelles », elles doivent apporter quelque chose à l ‘édifice. L’enchaînement des photos est une narration, elle a une logique, un rythme.

Voilà pour le préambule. Passons maintenant au livre en lui-même. Je ne sais pas encore si j’ai un photographe préféré mais Robert Adams est sûrement l’un de ceux qui me touchent le plus et j’ai une tendresse toute particulière pour A portrait in landscapes.

Kerstin loves the forest and prairie and shore, which is part of my love for her. When we are there, portraiture and landscape seem one ; she shares nature’s glory, and nature is warmed by her caring.”

Robert Adams

C’est un livre très simple, tant par se forme que son contenu, une déclaration d’amour à sa femme et à la nature. Portrait et paysage sont ici étroitement liés, indissociables. On pense parfois feuilleter un album de famille. Les situations sont familières, banales : Kerstin qui joue avec son chien, Kerstin assise sur le bord d’un chemin, des arbres, des oiseaux sur le rivages… Le genre de photos que n’importe qui aurait pu prendre. Oui mais voilà, n’importe qui les aurait-il prises tant les scènes peuvent paraître sans intérêt photographique, anti spectaculaires, non remarquables. De plus, si un quidam les avait prises, aurait-il réussi à leur conférer un sens qui dépasse la simple anecdote vite oubliée, la description plate ? Aurait-il réussi à saisir ce qui fait la fragilité, l’évanescence d’un sentiment passager qui nous fait sortir hors de nous-même ? Aurait-on eu ce sentiment d’illumination ? Ces photographies sont à regarder comme on lit des haïkus. La première photo dans laquelle on peut distinguer un livre de Basho posé sur une table, semble bien être un indice allant dans ce sens. Il est donc ici question de sensations, d’ineffable, de perception, de nature.

On sent à travers les photos la quête d’Adams pour trouver sa place dans l’univers, trouver un sens à sa condition d’homme parmi les hommes, face à la nature. Il semble qu’il l’ai trouvé car il se dégage de l’ensemble des photos un sentiment d’amour et de bonheur. C’est ce qui fait toute la beauté de ce livre. Robert Adams a la capacité à s’émerveiller et sait nous la transmettre. Il est perméable à ce qui l’entoure, il sait saisir l’indicible, il sait recevoir.

Sa quête s’inscrit dans les balades qu’il effectue avec sa femme dans les prairies, les forêts, le bord de mer. Elle s’incarne dans la marche, l’action physique du corps qui se déplace dans l’environnement. On aurait pu croire que ces balades se soient échelonnées sur un court laps de temps mais en réalité les photos ont été prises entre 1965 et 2005. Seul le vieillissement de Kerstin traduit cette fuite du temps. Robert Adams ne cherche pas à capter l’instant décisif, mais la plénitude d’un moment. Chaque photo semble encapsuler une durée, la persistance d’un instant capté à travers le regard qui se pose sur un élément et y reste, le relie à ce qui a précédé et ce qui suivra – présence de l’horizon. Cela se traduit particulièrement bien par la double page aux oiseaux, qui au-delà de la redondance, évoque une pause, le temps passé par Robert Adams à simplement s’émerveiller de la beauté de l’instant, de la lumière. Difficile de ne pas retrouver dans nos souvenirs un tel moment et de nous rappeler l’odeur, le bruit des vagues, le vent fouettant le visage, le goût du sel, cette sensation au creux du ventre.

De même, l’ensemble constitué par les photographies des pages 24 à 27, reconstruit une scène : Kerstin lisant au bord de la route, Robert patientant et se déplaçant dans les alentours pour prendre des photos de l’arbre qui lui fait de l’ombre et de fils électriques. Transparaît ici l’attente, la pause, la fatigue, la chaleur d’un après midi.

A travers les yeux de Robert Adams, Kerstin est irrémédiablement liée à la nature, les balades étant un moment partagé à deux. Cette analogie transparaît de très belle manière sur deux doubles pages. Sur la première (34-35), aux motifs des vagues, répondent les cheveux de sa femme. Sur la seconde (38-39), Kerstin vieillie fait face à une souche de bois sèche. L’ombre du temps qui passe et de la mort plane.

A portrait in landscapes est un livre sur un amour qui dure depuis plus de 40 ans, sur le temps passé à deux, sur la préciosité des moment partagés, sur la vie d’un homme qui scrute la nature comme un miroir, pour y chercher un sens à son existence.

PS :

Takehisa Kosugi – Catch-Wave (CBS, 1974 / Iskra, 2010 )

20 avril 2012

Je ne me rappelle plus très bien quand j’ai acheté cet album. Comme cela m’arrive de temps en temps je l’ai acquis sur un coup de tête, dans la précipitation, avant qu’il ne soit épuisé – ah, les éditions limitées…. Depuis, il dormait sagement rangé dans mes étagères : troisième ligne, deuxième colonne, catégorie drone-ambient. Je l’ai exhumé depuis peu, grand bien m’en a pris.

Si lors de l’acquisition de la réédition de Catch-Wave, album initialement sorti en 1974, les premières écoutes ne m’avaient pas plus convaincu que cela, en revanche aujourd’hui je dois avouer que je suis subjugué. Peut être que le fait d’avoir entre temps écouté de nombreuses fois le Live In Stockholm 1971 des Taj Mahal Travelers m’a aidé à apprécier plus facilement Catch-Wave. Les deux musiques sont assez voisines, sans surprise me direz-vous, car Takehisa Kosugi est membre des Taj Mahal Travelers.

Cependant il est également possible, que cette soudaine empathie pour le disque ne soit pas uniquement due à sa filiation musicale avec les Taj Mahal Travelers. A vrai dire cette musique me parle davantage depuis que j’ai découvert les photographies de Takuma Nakahira en Décembre dernier. Quand je suis tombé nez à nez avec l’œuvre de ce photographe, comme dans un flash, je me suis souvenu de Catch-Wave, alors que je n’avais écouté l’album que très peu de fois et qu’il croupissait dans une pile de vinyles. Etrange chose que la mémoire. Depuis, je parcours Magazine Work en écoutant Catch-Wave et c’est le pied.

On ne soulignera jamais assez comment des œuvres peuvent dialoguer entre elles, modifier les grilles de lecture ou la compréhension que chacun peu en avoir, alors même qu’a priori elles n’ont pas grand-chose en commun. Vous me direz qu’ici ce n’est pas totalement vrai car la musique de Kosugi et les photographies de Nakahira sont toutes deux les fruits du japon des années 7O, gros point commun je le concède. Disons donc qu’il ne faut pas sous estimer l’importance d’un dialogue entre des œuvres n’appartenant pas à la même discipline artistique. Il est donc très important de laisser divaguer son esprit et de développer son imagination pour que ces rencontres aient lieu. Quand un rapprochement s’opère, il en générale d’autant plus frappant, qu’il vous prend par surprise.

En ce qui me concerne, ces deux œuvres se répondent de manière saisissante. La lourde menace qu’elles véhiculent, évoque un univers toxique dans lequel l’Homme est au mieux perdu, au pire rayé de la carte. Les photographies de Nakahira sont la seconde avant l’apocalypse, la musique de Kosugi est le siècle qui suit.

La musique de Takehisa Kosugi coule comme une eau noire, un fleuve lourd qui traverse des territoires dévastés, des restes de terres brûlées, un monde d’après l’Histoire. Lors de l’écoute, difficile de ne pas avoir en tête les images d’ Hiroshima ou de Fukushima. D’une certaine manière cette musique évoque tellement un monde après un cataclysme nucléaire qu’elle ne pouvait venir que du Japon.

Les deux compositions, qui occupent chacune une face, pourraient s’étendre à l’infini. L’oscillation électrique qui les compose leur donne des allures de ragas cosmiques. Des ragas vertigineux qui se perdent aux confins de l’espace et du temps, dimensions que l’on parcourt à l’aveugle en remontant un long fil d’Ariane de solitude, dont on ne sait pas très bien vers quoi il va nous mener.

Catch-Wave, c’est l’après apocalypse sous LSD : fascinant et terrifiant. A quoi pouvaient-elles bien  ressembler ces étendues dévastées qui nous entourent à présent ? D’un noir absolu et uniforme, elles brouillent toute perception visuelle, plus d’horizon, plus de haut, ni de bas, plus d’espace. Le voyage est sans fin, le temps semble bien avoir disparu lui aussi – un autre vestige. Nous voyageons dans un pur fantasme onirique, la terreur au ventre. Celle-ci est d’autant plus forte quand nous rencontrons des souvenirs de notre civilisation – vestiges à peine humains – sous la forme d’une voix gémissante ou du spectre d’une mélodie folklorique jouée au violon

On aurait pu en rester là. Cela aurait donné un disque sans grâce, ni mystère, trop démonstratif, trop unilatéral. Ce qui fait pleinement la force de Catch-Wave, ce qui l’empêche de tomber dans les travers d’une musique platement glauque et morbide c’est que de cette détresse, de ce vide glacé, se dessine au final une forme d’extase. On croit y distinguer comme lueur interne en apesanteur. Elle se diffuse lentement et petit à petit elle insuffle un élan à la musique. La vie semble à nouveau possible comme dans un éternel recommencement.

Un extrait en écoute ici.

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