Vers la fin des années 90, au hasard d’un dépôt vente, c’est avec Another Green World que j’ai découvert la musique de Brian Eno. Je ne sais plus ni quand ni comment mais j’avais entendu parler de lui quelque part ; sûrement en des termes élogieux. J’avais retenu son nom et je voulais en savoir plus. Intrigué je sors le vinyle du bac dans lequel il se trouvait et je commence à l’inspecter. En lisant les crédits sur la pochette arrière je tombe nez à nez avec les noms de Phil Collins (j’aime la première mouture de Genesis) et de John Cale (le premier album du Velvet Underground est le plus grand album de rock de tous les temps). Vendu. Il n’en fallait pas plus pour me donner envie de découvrir cet album et de l’acheter sans même en avoir entendu une seule note. Le même jour je repartais avec Faith de The Cure (groupe que je ne connaissais pas encore bien, hormis quelques singles que je n’aimais que moyennement), en espérant très fort qu’il ne sonne pas trop années 80 (je ne supportais pas les sons synthétiques de cette décennie), mais cela est une autre histoire.
Pendant longtemps j’ai écouté Another Green World par curiosité. Il me titillait mais je ne suis pas sûr que je prenais vraiment plaisir à l’écouter. Pas un plaisir facile et passif en tout cas. Je voulais percer son mystère. J’allais à la musique, ce n’est pas elle qui venait à moi.
Aujourd’hui encore la musique de Brian Eno reste à part. Je me demande toujours comment il a réussi cela. Tous les titres d’Another Green World, y compris les instrumentaux, sonnent de manière bancale. Ils commencent et finissent en queue de poisson et leur déroulement est incertain. C’est comme si Brian Eno forçait la musique à entrer dans un moule trop étroit pour elle. Tous les éléments de la pop sont là, rythmes, mélodies, chants, mais d’une certaine manière ils refusent de se mélanger, de se laisser dompter. Le sentiment de confusion est de plus renforcé par la brièveté des titres. Très vite on ne sait plus où on en est. On est perdu, on ne sait plus quel titre on est en train d’écouter. Par moments l’album ressemble à une collection de vignettes.
Music For Airports, qui sortira 3 années plus tard et que Zawinul/Lava annonce déjà, est un album lumineux. Les compositions sont comme suspendues dans une brume nimbée de lumière. A contrario Another Green World baigne dans un clair obscure, hésitant entre rêve et désillusion. Il est troublant et doucement inquiétant. Sous ses atours « trop » calmes, il ne sonne pas vraiment apaisé. On devine une tension sous-jacente enfouie en profondeur. Il est comme en proie au doute. Sa nature schizophrénique, une moitié chantée, l’autre instrumentale, ne fait que renforcer ce sentiment.
L’album sonne à la fois étrange et familier. Pop mais pas trop. Les structures habituelles d’une chanson sont là mais pas tout à fait. I’ll come running est peut être le titre le « normal » de l’album, mais qui d’autre qu’Eno aurait incorporé des rythmes de castagnettes à un morceau pop ? La musique paraît simple mais est en réalité complexe. Le trait est épuré comme une estampe japonaise mais la musique foisonne de détails. L’album me fait penser à un casse tête minutieux. Tout se tient, tout s’emboîte mais on ne sait pas vraiment comment, comme par exemple Over Fire Island et la basse insensée de Percy Jones.
Ce qui me frappe aujourd’hui, beaucoup plus qu’à l’époque, ce sont les textures très travaillées. Il m’aura fallu du temps (et la découverte de pas mal d’autres albums) pour prendre conscience de leur richesse. Le traitement des sons est époustouflant : la guitare de Robert Fripp sur St. Elmo’s Fire est insensée, The Big Ship sous influence Krautrock est beau à pleurer et Little Fishes est d’une délicatesse inouïe.
Another Green World reste l’un des albums « rock » les plus étrange que je connaisse. Son étrangeté ne réside pas dans une folie ou une bizarrerie outrancière. Elle est insidieuse, difficile à pointer du doigt. J’ai du mal à le cerner. Il me résiste. Il est au carrefour de beaucoup de choses. Sa forme est incertaine. Il est inconfortable mais j’y reviens constamment.
PS : En écrivant cette chronique je n’ai pu m’empêcher de faire un rapprochement entre les musiques de Brian Eno et de Ducktails (entre autres musiciens « hypnagogiques »). Pas au niveau du « souvenir d’un souvenir » mais par rapport à la manière de manier les structures et les formes pop. La musiques de Brian Eno n’est pas aussi ensoleillée que celle de Matthew Mondanile, elle n’a pas de références kitsh non plus. Elle est bien plus précise, ciselées, savante. Elles ont cependant toutes deux un rapport tordu avec la forme pop qu’elles prennent un malin plaisir à pervertir – Pop génétiquement modifiée ? – Je ne sais pas si Matthew Mondanile a revendiqué une quelconque influence de Brian Eno mais ce rapprochement m’a donné encore plus envie de voir comme la musique de Ducktails va évoluer.
En écoute ici.