Archive for Mai 2011

Josephine Foster – Hazel Eyes I Will Lead You (Locust, 2005)

27 Mai 2011

En 2006, après avoir découvert Josephine Foster, je ne sais plus très bien comment, je m’étais juré que la première fois que j’écouterai Hazel Eyes I Will Lead You, son premier album sorti chez Locust, ce serait en vinyle. Il y a des albums que l’on n’a pas envie de découvrir en mp3. Alors j’ai attendu 5 ans. 5 années de batailles sur ebay à espérer être le denier enchérisseur. Les lois du marché sont ce qu’elles sont et depuis quelques mois les prix ont ENFIN été divisés par 2 voire 3. A titre d’information j’ai eu ma copie pour 25€ et il y a quelques temps j’en avais vues certaines partir à plus de 70€… Même les vendeurs sur Discogs (autre haut lieu de spéculation) sont devenus raisonnables. Ah, les vertus de la patience… Enfin je n’ai surtout pas été assez rapide au départ quand je remettais à plus tard l’achat de l’album quand il n’était pas encore épuisé.

Ca n’a pas toujours été facile de ne pas craquer et d’aller faire un tour sur Soulseek pour télécharger l’album. C’est un peu comme l’abstinence avant le mariage, il faut de la conviction et de la volonté (enfin, j’imagine). Cette lubie n’est peut être pas totalement vaine car elle a valeur de symbole et a au moins le mérite de replacer la quête et la durée au cœur de la construction d’une culture musicale ; alors qu’aujourd’hui tout est accessible tout de suite (ce qui est une bonne chose tout de même, entendons-nous bien). Oui mais sinon, au final cela a-t-il apporté quelque chose de plus de poser pour la première fois les oreilles sur l’album en vinyle ? Cela a-t-il rendu la musique meilleure ? Peut être pas, mais au moins ça m’a fait une intro (tout ça pour ça…).

Peut être pas, mais peut que si, car du coup Hazel Eyes I Will Lead You a à mes yeux l’aura de ces albums rares et obscures que l’on chéri comme des trésors, des pépites connues de peu et pour lesquelles on est partagé entre l’envie de les garder pour soi et la volonté de les faire découvrir à la terre entière. J’ai visiblement tranché.

Sorti en 2005 en pleine vague « freak-folk », Hazel Eyes I Will Lead You est le produit de son temps, mais comme tous les grands disques, il est bien plus encore. Je ne lui connais pas d’équivalent, juste quelques liens de parentés. En tout cas, en ce qui me concerne il peut se tenir fier et droit aux côtés de ses illustres aînés, ces albums d’acid folk magiques et obscurs des années 6O et 70, dont, je le sais, il me reste encore tant à découvrir.

Josephine Foster chante et s’accompagne seule, entre autre, à la guitare, au ukulélé, à la harpe, au tambura et au kazoo. L’instrumentation est plus étoffée que sur ces précédents CDr autoproduits. La production y est également plus léchée, bien que le son garde un côté « lo-fi », légèrement saturé – fait à la maison – qui sied parfaitement à la musique.

La grande force de Hazel Eyes I Will Lead You réside dans la voix si particulière de Josephine Foster. Elle ne plaira pas à tout le monde mais c’est très bien comme ça. Son chant haut perché se situe quelque part entre la comptine folk et le lied. Il est théâtral et rayonne sur chacun des 14 titres qui composent l’album. La belle fait des manières mais c’est là que résident tout son charme et sa singularité. Les extravagances vocales lui vont bien.

Le premier titre, The siren’s admonition, annonce cette primauté de la voie. Sans elle la mélodie frustre de la guitare et la tambura qui grince auraient pu être un peu sèches. Elles l’auraient en tout cas sûrement été dans des mains moins habiles mais Jospehine Foster sait rendre la rudesse délicate et attachante.  Sur Hazel eyes I will lead you, le deuxième morceau, la harpe fait son apparition et le résultat est splendide. On pense volontiers à Joanna Newsom en plus brut et les orchestrations ciselées en moins.

Tout au long de l’album Josephine Foster nous montre qu’elle n’a pas son pareil pour transformer une chanson élaborée à l’aide de deux accords branlants en complainte bouleversante, Stones throw from heaven en est un parfait exemple.

L’album est cependant loin de jouer sur le seul registre de l’émotion. Au fil des chansons Josephine Foster trimbale également son grain de folie et sa joie exubérante qui font de Good News ou Celebrant’s Song des petits moments de bonheur acidulé. Parfois cette joie se teinte d’une fantaisie toute enfantine et on a l’impression d’être face à une comptine dégantée issue d’une 78T poussiéreux comme sur Hominy Grits, ou Crackerjack fool.

Josephine Foster sait également se faire grave et The pruner’s pair tranche par son ambiance sombre et lugubre. Peut être pas aussi noir, The way is sweetly mown baigne quant à lui dans une atmosphère trouble et nocturne pas très éloignée de l’univers de Lau Nau.

Si tout les titres de l’album sont splendides,  les deux joyaux restent tout de même, le sublime Trees lay by mais surtout There are eyes above. Sa mélodie rêche mais gracile, emprunte de mélancolie est un parfait écrin pour la voix de Josephine Foster qui aura rarement été aussi fragile et délicate – sur le fil. Et quant elle s’envole, difficile de ne pas frémir devant tant de grâce.

J’espère qu’un jour on parlera de Hazel Eyes I Will Lead You comme on parle aujourd’hui de Another Diamond Day ou It’s So Hard To Tell Who’s Going To Love You Best. Il le mérite vraiment.

Retrouvez également cet article sur SUBSTANCE-M

Eleh – Radiant Intervals (Important Records, 2010)

24 Mai 2011

Plus j’écoute la musique d’Eleh et plus je suis acquis à sa cause. Je reviens pourtant de loin car il est vrai qu’au premier abord, elle peut paraître vide et terne. Il faut être patient, sa richesse ne se révèle qu’au fil des écoutes.

L’écoute prolongée de Radiant Intervals m’a fait prendre conscience que l’une des composantes essentielles de la musique d’Eleh est l’espace. Elle tend en effet à se diffuser dans le vide de la pièce dans laquelle se trouve l’auditeur et à l’emplir. J’ai essayé d’écouter la musique d’Eleh au casque mais elle perd en puissance (en plus le format mp3 ne lui fait pas vraiment justice), elle est tronquée et devient plane. Elle a besoin d’un volume spatial pour s’étoffer et s’épanouir. L’écoute devient expérience concrète et le simple fait de regarder autour de soi revient à visualiser l’espace dans lequel le son s’inscrit, l’espace dans lequel il est piégé car il ne demande qu’à se propager à l’infini. Le son fait corps avec l’espace de la pièce et il devient dès lors possible de le parcourir. Écouter la musique d’Eleh de manière statique ou en se déplaçant sont des expériences différentes. L’un des slogans d’Eleh est « volume reveals detail ». Je suis convaincu que le terme « volume » ne réfère par uniquement au volume sonore.

Si dans ma chronique précédente de Location Momentum je faisais un rapprochement avec la peinture de Mark Rothko, la notion d’espace que j’évoque plus haut me fait me tourner cette fois-ci vers les sculptures de Richard Serra. Les sculptures de Serra dégagent une puissance tellurique démesurée. Leur force dramatique découle de la mise en scène du poids des immenses plaques de métal, de leur équilibre à la fois souple et pesant. Elles transforment l’espace dans lequel elles sont installées et en dessinent un autre qui leur est propre, architecture minimaliste, qu’il est possible de parcourir. Ce que font les sculptures de Richard Serra à l’échelle d’un lieu public ou d’une salle de musée, la musique d’Eleh le fait à l’échelle domestique de mon modeste salon.

Richard Serra’s Band (2006) Photo by Lorenz Kienzle

Cet espace que la musique d’Eleh remodèle est étrangement ambigu. Inquiétant et accueillant à la fois. Inquiétant parce que sombre et démesuré mais accueillant parce que fluide et doux.

Cette dualité qu’il est difficile de décrire précisément est aussi ce dont la musique tire son mystère. Les strates de sons mouvantes emportent l’auditeur. Leur force est colossale, leur masse, fantastique mais la dérive est voluptueuse.

Comme l’indiquent les titres de compositions elles-mêmes, Night Of Pure Energy, Death Is Eternal Bliss, Bright And Central As The Sun Itself, et Measuring The Immeasurable, tout est ici question d’échelle, de relativité de la perception et d’absolu. Alors encore une fois c’est l’image du fœtus cosmique de 2001 l’Odyssée de l’espace qui me vient à l’esprit et me fait envisager la musique d’Eleh comme le son du cosmos ou celui perçu depuis l’intérieur d’une poche utérine. Elle dégage une puissance et une énergie primaire. Elle est une matrice féconde.

L’image de la poche utérine me vient également à l’esprit car sur Radiant Intervals, la musique repose principalement sur des pulsations et des vibrations. On n’est pas très loin du règne de l’organique, des battements de cœur ou de l’afflux sanguin dans les veines. La musique semble souvent nous entourer de toutes parts, se dissoudre en nous, nous emplir. Elle joue avec notre perception et nous hypnotise. On régresse dans un état second. Nos repères se brouillent, et on reste entre deux eaux, porté par le flux de la musique, désorienté par les strates sonores qui se recouvrent et dont il est difficile de savoir lesquelles sont dessus, lesquelles sont dessous, si elles s’approchent ou si elles s’éloignent. L’espace engendré par la musique d’Eleh est une intériorité en lente mais inexorable expansion.

Avec Radiant Intervals, Eleh nous livre un raga monolithique et magistral qui frôle parfois la transe pulsée comme sur les quelques minutes magiques de Measuring The Immeasurable. Je ne peux pas vraiment comparer cet album avec les précédents, sortis sur Important Records, car je ne les ai pas, et je me refuse à les découvrir en mp3 issu d’un mauvais transfert depuis le vinyle original. Impossible donc de mettre cet album en perspective. Une chose est cependant certaine, une nouvelle quête s’ouvre maintenant à moi : mettre la main sur ces albums, à un prix raisonnable si possible, ce qui ne va pas être facile.

Retrouvez également cette chronique sur SUBSTANCE-M